mardi 19 mars 2024

L'art de la conversation à l'âge classique

Programme de première, semestre 1 : « Les pouvoirs de la parole », de l’Antiquité à l’âge classique

Aspect étudié : « les séductions de la parole ». Plus particulièrement, il s’agit de s’interroger sur « les effets de la parole, son pouvoir de plaire, de séduire et d’émouvoir »

Introduction

La conversation, « c’est une certaine manière d’agir les uns sur les autres, de se faire plaisir réciproquement et avec rapidité, de parler aussitôt qu’on pense, de jouir à l’instant de soi-même, d’être applaudi sans travail, de manifester son esprit dans toutes les nuances par l’accent, le geste, le regard, enfin de produire à volonté comme une sorte d’électricité qui fait jaillir des étincelles, soulage les uns de l’excès même de leur vivacité, et réveille les autres dune apathie pénible. » Mme de Staël, De l’Allemagne (citée en ouverture de l’essai de Chantal THOMAS, L’esprit de conversation)

La conversation est intimement liée à l’esprit français, si l’on en croit par exemple Mme de STAEL dans son essai De l’Allemagne (1813) : elle montre le lien très fort qui unit l’usage de la langue et les mœurs d’un peuple ; selon elle, la langue française serait bien plus propre à la conversation que la langue germanique et c’est ce que déplorera quelque peu KANT dans la mesure où la conversation suppose « frivolité » et détourne de l’exercice de la raison. Mme de Staël, d’ailleurs, explique que la syntaxe allemande suggère elle-même (par l’effet d’attente du verbe par exemple) la mesure, la pondération, alors que la langue française offre dialogues enlevés signes des passions et de l’excès français : Kant le déplore, Mme de Staël, elle, souligne tout le charme des conversations françaises, et apprécie les pointes d’esprit et le goût de la formule. La parole devient alors « un instrument dont on aime à jouer, et qui ranime les esprits, comme la musique chez quelques peuples, les liqueurs fortes chez d’autres. ». L’éloge de la conversation est clair, la parole quitte le domaine de la froide raison et laisse s’exprimer le cœur et les passions. (éléments cités dans l’ouvrage La parole, éditions Dunod)

On pourra alors interroger cette notion de plaisir de la conversation, dont les salons du XVIIè puis du XVIIIè ont fait un art véritable et se demander aussi dans quelle mesure elle peut engendrer cruauté et souffrance et poser la question même du pouvoir de la parole.

Activités proposées

Interroger le terme de « conversation », définir les contours de la notion, son lien avec l’entrée « les séductions de la parole »et étudier le titre proposé : « l’art de la conversation »

  • caractériser le terme en le confrontant à d’autres formes de parole : dialogue, colloque, entretien, soliloque, bavardages…
  • interroger l’étymologie du terme : « conversatio » : « fréquentation ». Et le terme latin pour dire « conversation » est « sermo ». cf JUVENAL, Satires : il s’agit d’établir une familiarité de ton, une simplicité qui est celle de la conversation. On retrouve le ton de la « sermo » antique dans les Fables de La Fontaine (cf. « nous l’allons voir tout à l’heure »…)
  • étudier la portée d’expressions forgées à partir du terme :
    • « engager la conversation », « lier conversation », « entrer en conversation avec qqn » : parole qui est une recherche de contact, la prise en compte de l’autre. On lui témoigne écoute et attention, on ne monopolise pas la parole + un moment partagé rendu agréable. // honnête homme • « du style de la conversation » : une parole familière, un échange familier // la volonté du ton naturel (honnête homme)
    • « avoir de la conversation », « briller dans une conversation » : importance du style. La conversation peut être « plate » ou « brillante » … Donc dimension sociale aussi de la parole qui se dessine par cette capacité à exister aux yeux des autres. Cf. au XVIIème siècle : par la conversation, il faut fuir l’ennui. Et surtout ne pas « assommer » par sa parole (Mme de Sévigné, mais aussi l’extrait du Misanthrope, II4). Une rhétorique singulière : la rhétorique du naturel. Ne pas être dans l’affectation. Il faut paraître naturel mais on ne l’est pas : paradoxe de ce naturel qui est brandi et qui est une construction de toutes pièces.
    • Mais briller en société n’est-ce pas aussi faire de cette parole un outil de pure séduction, une parole « creuse » et superficielle ? • se fonder sur la lecture du texte de MONTAIGNE pour introduire la réflexion (éloge de la conversation)

Donc :

  • une parole familière, équilibrée ; une parole partagée, qui prend en compte l’autre
  • une parole de séduction, qui cherche à plaire, qui s’inscrit dans la sphère sociale.
  • C’est aussi une parole en construction, mouvante, pas figée. Ceci pourra donner lieu aussi à un questionnement littéraire sur la manière de restituer cette parole mouvante, sans la figer…cf les Lettres de Mme de SEVIGNE à sa fille : le genre codifié de la lettre restitue et recrée à l’écrit le ton de la conversation). La lettre, ou la conversation in absentia. Par exemple, la lettre 72 du 15.12.1670 qui débute ainsi : « Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, etc.. » Effets d’attente démultipliés pour annoncer le mariage de Lauzun et de Mademoiselle. (On peut voir aussi dans le ton de Mme de Sévigné un peu de moquerie pour les milieux mondains et leur goût pour le sensationnel)

Définition d’Alain MILON dans L’art de la conversation : « l’exercice le plus anodin et le plus simple mais en même temps le plus profond, quelque chose qui va bien au-delà de la simple convention, des règles de politesse ou des bonnes manières. »

Problématiser la réflexion, par exemple à partir :

  • du travail initial engagé
  • de la lecture et de l’étude des documents du corpus
  • d’une ou plusieurs citations à commenter

Questionner l’unité du corpus par un travail sur l’histoire littéraire : l’idéal de « l’honnête homme » au XVIIème siècle, le rôle des salons.

Importance de la cour et des salons : vie collective très réglée ; la communication devient un plaisir mondain. Naissance de l’art de la conversation. // émergence de la littérature épistolaire : la correspondance est une conversation avec l’absent, qui appartient au même milieu que l’épistolier.

Les salons les plus en vogue sont :

  • celui de la marquise de Rambouillet (véritable institution entre 1610 et 1665) et on y côtoie Mme de Sévigné, La Rochefoucauld, Mme de La Fayette.
  • Puis celui, à partir de 1670, de Madeleine de Scudéry. Lieu de développement de l’esprit précieux.

La conversation, à la fois piquante et instructive, est l’expression du bon goût, de la délicatesse, de la sensibilité au sein d’une société choisie.

Idéal de l’ « honnête homme » indissociable de l’art de la conversation : il s’agit d’avoir de l’esprit, d’user du bon ton, de briller en société, d’être agréable en société. Il possède le talent de la conversation : écoute les autres, ne se met pas en avant, est ouvert d’esprit. Il maîtrise les traits d’esprits qui font sourire l’auditoire. Il sait adapter son comportement à son auditoire (c’est un fin observateur) ; recherche un sujet de conservation qui peut intéresser son interlocuteur. Il s’agit d’être agréable sans chercher à l’être, en étant naturel, en s’efforçant d’être simple. Il ne doit surtout pas ennuyer, il évite donc de donner à sa conversation un tour trop technicise, pédant, didactique. Cf Nicolas FARET, L’Honnête homme ou l’Art de plaire à la Cour (1630)

Dans le corpus, cet idéal se dessine aussi par la négative : cf. en particulier les portraits peints par Molière et par La Bruyère : le pédant est un contre-modèle absolu. Il s’agit bien, par sa conversation, de plaire avec délicatesse, sans démesure ni affectation.

Lecture complémentaire, à propos des salons au XVIIIè siècle : Chantal THOMAS, L’esprit de conversation (Rivages, 2011)

Un entretien est disponible ici : https://www.lepoint.fr/chroniques/chantal-thomas-la-conversation-est-un-espace-erotique-04-08-2011-1361442_2.php

Étudier la tension entre une parole nécessaire (une parole partagée, un lien social…) et la vacuité de la conversation, son impuissance ou ses dangers (vanité des mots, cruauté, impossible accès à la vérité).

Le texte de Molière est particulièrement intéressant à cet égard car les personnages, par leurs paroles, à la fois dénoncent la vanité et les pédants, mais mettent en pleine lumière aussi toute la cruauté de l’art de la conversation. La Bruyère lui aussi dénonce très nettement les entretiens « vains et puérils », La Rochefoucauld rappelle méthodiquement à quelles conditions la conversation peut espérer être « délicate » et intéressante.

La parole sociale est alors un portrait en action du Français pédant, infatué , arrogant et superficiel. La conversation est alors perçue comme un véritable dévoiement moral, une pratique de la noblesse corrompue. L’on fustige les conversations capables d’entraîner disgrâce, exil et toutes formes de bassesses. Elles sont coupables de nourrir les mauvaises passions (l’amour-propre, l’orgueil, la vanité, la jalousie…)

Interroger notre rapport à la conversation de manière diachronique: des salons littéraires au XVIIè siècle aux réseaux sociaux : « twitter », faire des « posts », est-ce converser ?

Interroger la mise en images de la conversation :

  • On pourrait proposer une analyse filmique d’extraits de Ridicule , film de Patrice LECONTE, par exemple.
  • Etude de tableaux comme :
    • WATTEAU, La Conversation, 1721
    • MAGRITTE, L’Art de la conversation, 1950

D’autres propositions rassemblées ici : http://potethiquealentstics.over-blog.com/article-la-parole-en-peinture-108884311.html

Prolonger l’étude ; ouverture sur le silence : c’est ce que suggère la fin de la pièce de Molière : Alceste se retire du monde ( « Je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices / Et chercher sur la terre un endroit écarté »)

Le silence est-il vraiment l’envers de la conversation, signe de vide et d’ennui ? Travailler sur la nécessité du silence (ouverture contemporaine). Cf. l’essai de David Le Breton, Du silence, 1997 qui s’ouvre par un propos de MERLEAU-PONTY (dans Signes) : « Enfin, il nous faut considérer la parole avant qu’elle soit prononcée, le fond du silence qui ne cesse de l’entourer sans laquelle elle ne dirait rien, ou encore mettre à nu les fils de silence dont elle est entremêlée. »

// Exercices d’écriture (commentaire ou essai) et d’oralité.

Exemple : rédiger un essai / imaginer une conversation en classe à partir d’un extrait des Essais de MONTAINE (III, 13) : « la parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l’écoute ».

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